Chapitre 4 : L'Abbesse

La traversée de la clairière fut rapide, accompagnée d'une éclaircie inespérée et du chant des merles. L'homme vit cela comme un bon présage. Au pied de la colline où trônait l'abbaye, il descendit de sa monture et continua à pied le reste du chemin escarpé menant au sanctuaire.
Sur la piste, il distingua bientôt une forme sombre qui avançait sur le chemin boueux. Une femme vêtue de la robe chasuble beige surmontée d'un voile noir propre à l'ordre des Clarisses auquel appartenait le couvent. Le bas de sa robe était maculé de larges taches brunes et son voile blanc portait des traces d'humidité. La religieuse s'était manifestement fait surprendre par la pluie elle aussi.
En s'approchant, il vit que le sommet de sa coiffe était de guingois et que son voile était orné de brindilles et autres ronces de la rare végétation qui subsistait. Elle charriait dans les plis de sa robe une besace de cuir ainsi qu'un panier de cueillette, dont il se demanda ce qu'il pouvait bien contenir en cette saison hostile. On lui avait dit que les sœurs de ce couvent cultivaient un jardin extraordinaire et que certaines avaient une connaissance fine de l'art de l'herboristerie. Pour autant, il était inconscient des richesses que pouvait receler un bois et ce, quelle que soit la période de l'année, son éducation oisive et citadine l'ayant rendu ignorant des mystères de la nature.
Arrivé à sa hauteur, il garda ses distances et la salua de l'autre côté du chemin, afin de ne pas effrayer la servante du Seigneur, qu'il imaginait farouche et facilement impressionnable, comme elles l'étaient sans doute toutes. Quel ne fut pas son étonnement quand la sœur en question lui rendit son salut la tête haute, en le regardant droit dans les yeux. Il fut troublé par le regard d'un vert intense qu'il découvrit dans le visage pâle encadré d'une stricte guimpe blanche. Quelque chose d'étrangement familier se dégageait des traits de cette femme entre deux âges.
Elle continua d'avancer sur la piste bourbeuse sans ralentir son pas vigoureux. Ils cheminèrent ainsi en silence jusqu'aux portes massives du couvent, dont la sœur actionna le lourd heurtoir afin de se faire connaître. Dans l'attente de l'ouverture des portes, il considéra la religieuse un instant. A sa grande surprise, son panier était rempli de feuilles dentées, de racines et de baies d'un rouge vif. Curieux, il prit la parole, espérant qu'elle pourrait le guider dans sa demande d'entrevue et son comportement dans ce lieu sacré, profane qu'il était.
La Clarisse lui répondit d'un petit rire malicieux et ajouta d'une voix claire au timbre profond :
- Ne vous troublez pas monseigneur, notre abbesse n'est pas femme du monde. Si vous êtes dans le besoin et respectueux des préceptes de Notre Seigneur, elle saura vous apporter son aide.
- Je l'espère..
Les portes s'ouvrirent enfin. Le jeune homme vit la religieuse disparaître vers le cloître, emportant son précieux butin avec elle.
Après avoir formulé sa requête d'audience et s'être sustenté à l'hôtellerie du couvent, le jeune homme fut conduit auprès de la Mère supérieure. L'abbesse, dont le visage portait les marques du temps et de la sagesse inspirée par sa dévotion, l'accueillit avec bienveillance malgré ses nombreuses charges.
- Mon fils, on m'a dit que vous étiez en quête de réponses concernant votre passage en ces murs ?
- Oui, il hésita, puis reprit avec confiance, encouragé par le regard de la religieuse, qui trouvait la fougue de ce jeune homme étrangement touchante.
- Mère, j'ai appris il y a peu avoir été accueilli enfant dans ce couvent. Alors que me voici à nouveau orphelin, je suis venu ici afin de connaître les circonstances de ma naissance.
La Mère hocha la tête et lui proposa un siège, profitant elle aussi de pouvoir reposer son corps fourbu.
- Quel âge avez-vous ?
- Je suis rentré dans ma vingtième année
Le regard de l'abbesse s'assombrit. Les événements qui avaient troublé la région deux décennies plus tôt lui revinrent en mémoire. Tant de haine, de violence, de femmes et d'enfants sacrifiés dans les flammes. Ces murs avaient été un rempart de paix parmi les cendres, un sanctuaire qu'elle s'était efforcée de protéger, et dans une certaine mesure, de partager quand elle et ses filles, avaient pu.
- Nous avons ouvert nos portes à de maints enfants perdus en ces temps-là. Nombreux furent les malheureux privés de famille…
Elle s'interrompit en pensant à tous ceux qui n'avaient pu être confiés ou sauvés. Elle pria pour leurs âmes et pour la sienne, puis reprit :
- Il ne nous a pas toujours été possible de garder des traces de chacun d'entre eux dans nos archives.
- J'entends bien.
Le jeune homme eut du mal à cacher sa déception. Passé un moment d'exaspération accentuée par la fatigue qui venait soudain de s'abattre sur lui, ses traits se durcirent soudain et dans ses yeux à la teinte de tourbe, brilla alors une nouvelle détermination.
- Il était coutume de célébrer ma fête le 25 décembre, car je serais né ce jour-là selon les dires de mon défunt père.
L'abbesse fut intriguée par cette précision. Il lui semblait en effet avoir reçu dans ses propres bras un nourrisson de quelques heures, le lendemain d'un Noël sombre et particulièrement froid.
Se pourrait-il qu'il s'agisse de cet enfant-là, confié au Seigneur encore empreint du sang de sa mère ? Le doute s'immisça dans son esprit. Devait-elle parler ? Se taire ?
Dieu saurait guider sa réponse à n'en pas douter, il l'avait toujours fait. Elle pria à nouveau, la bouche et les yeux clos.
Voyant l'hésitation chez la vénérable femme, l'homme chercha dans les plis de son habit, le fétiche qui l'accompagnait depuis l'enfance sans qu'il sache bien pourquoi. Aussi loin qu'il s'en souvienne, il en avait toujours eu un à portée de main, qu'il remplaçait sans attendre en cas de perte. Au fil des années, sa présence constante le rassurait.
Il le prit dans sa main, le faisant rouler sur sa paume pour calmer l'irritabilité qu'il sentait poindre en lui.
A la vue de cet humble gland qui faisait office de chapelet, l'abbesse céda.
- Je me souviens de votre arrivée ici, et de qui vous y a amené.