Chapitre 3 : 

Forgive me

"Sorry

Is all that you can say

Years gone by and still

Words don't come easily

Like sorry, like sorry"

- Léo !

Clarisse pile devant le feu rouge, et se tourne vers son fils adolescent, le visage déformé par la stupeur.

- Comment oses-tu parler comme ça de ton frère ?

- C'est pas mon frère ! crache l'ado de sa voix éraillée par les hormones.

Elle va répliquer quand la voix douce et innocente de sa fille enfonce le clou :

- C'est quoi un bâtard maman?

D'un coup d'œil dans le rétroviseur, elle tente de jauger de la naïveté de la question. Les sourcils froncés de la petite fille illustrent sa tentative de trouver une explication dans cette flopée de mots et de concepts étranges. Pio, quant à lui, totalement indifférent aux éclats de voix, fixe Ava avec la même dévotion muette que d'habitude. Leur rencontre quelques mois auparavant, avait imprimé sur le visage du petit garçon ce sourire béat et confiant qui se réactivait à chacune de ces apparitions sororales. Ava, quant à elle, prend son rôle de grande sœur, voire de petite maman, très au sérieux et ne manque aucune occasion de cajoler ce bébé surprise comme s'il s'agissait d'un énième doudou.

Léo embraye, le front collé à la vitre, enfermé dans sa morgue pubère.

- C'est quand on sait pas qui sont les parents de quelqu'un...

Clarisse se détend légèrement. Elle s'attendait à pire.

- Mais on sait qui c'est la maman de Pio, vu que c'est maman! répond la petite en haussant les épaules devant tant d'évidence

- Ouais beh on sait pas qui est son père… marmonne-t-il dans sa barbe embryonnaire, puis se tournant vers sa mère avec un air de défi, il lui murmure bien en face :

- Tu le sais toi au moins?

Clarisse a un hoquet de stupeur, tant la violence de cette pierre lancée par son propre fils la blesse.


"Huer" crachait l'enfant blond quand elle était à terre.


Sa main s'élève dans les airs, prête à rendre cette gifle à sa dignité.

- C'est vert maman et c'est pas une grenouille, s'exclame sa fille en riant, le doigt pointé vers le feu tricolore.


Interrompue dans son geste, sa main s'abat alors sur le pommeau de vitesse, et c'est dans le passage de la première vitesse qu'elle met toute sa rage à en faire crisser les pignons.


Le paysage de la vallée de la Durance file par les vitres ouvertes. La suite du trajet se passe dans un calme relatif, l'ado emmuré dans un silence lourd. Les yeux mi-clos, somnolent, il retrouve un instant ses traits innocents d'enfant insouciant. Les deux plus jeunes s'endorment rapidement, assommés par la chaleur. Devant elle, apparaît le défilé des pénitents creusés par l'érosion dans la falaise qui surplombe la rivière au cours tortueux. Elle les observe sous un nouveau jour, ces pêcheurs de roche à la robe dorée par les rayons du soleil de cette fin d'après-midi. Combien de temps la culpabilité la rongera-t-elle? Sûrement aussi longtemps que son fils lui reprochera leur soudain changement de vie, le chagrin de son père, son absence…


Le défilé des pénitents - Les Mées - Alpes de Haute Provence
Le défilé des pénitents - Les Mées - Alpes de Haute Provence


Quand sa fidèle voiture s'engage dans la cour de la petite maison de pierre où Paul a finalement emménagé l'été suivant son retour dans son village d'enfance, ce dernier est en train de bricoler dans le jardinet attenant, torse nu. Le bruit de la ponceuse a couvert celui du moteur, il ne les a pas entendus arriver. Il vaque à sa tâche présentant son dos parsemé de grains de beauté. Clarisse est émue. Combien de fois a-t-elle caressé l'étendue de cette peau irrégulière, combien de fois y a-t-elle apposé ses mains gelées pour le faire sursauter, combien de fois y a-t-elle planté ses ongles, emportée par le plaisir.


"Je ne peux pas oublier ton cul

Et le grain de beauté perdu

Sur ton pouce et la peau de ton dos"


Ces paroles prennent une saveur particulière à cet instant précis. Une profonde nostalgie s'empare d'elle, une foule de souvenirs défilent et piétinent son cœur. Saura-t-elle un jour pourquoi elle a cédé à la tentation? Une passion brève qui, l'espace de quelques semaines, l'a ramenée à la vie après des mois d'asphyxie, un moment d'égarement dont elle et lui aussi, payent encore le prix aujourd'hui. L'aîné descend en trombe de la voiture faisant claquer la portière brusquement sans considération pour le sommeil du plus jeune, qui heureusement, l'a très lourd. Pio ne bronche pas. Ava caresse la tête de son frère sans le réveiller, puis passe son bras autour du cou de sa mère pour lui asséner un baiser sonore sur la joue.

Un peu de miel sur son cœur meurtri.

Une fois la petite descendue du véhicule, Clarisse continue à épier la vie de sa famille dans le silence. Les enfants qui s'élancent vers leur père comme s'ils ne l'avaient pas vu depuis des semaines, pour deux petits jours d'absence. Des rires, des embrassades, fugaces certes, car la perspective d'une baignade dans la piscine des grands-parents à quelques mètres de là, les fait vite déguerpir. Léo ne lui a même pas jeté un regard, et cette indifférence lui laisse un goût amer dans la bouche. Son premier bébé, le centre de son univers pendant plusieurs années avant que l'arrivée d'une petite sœur ne vienne troubler l'équilibre, n'est manifestement pas mûr pour lui pardonner le Big Bang de sa jeune existence adolescente.

Paul se retourne enfin vers la voiture, Clarisse baisse les yeux, prise en flag' dans son espionnage. Il s'approche, l'air calme et détendu, ses grands yeux bleus lui donnant un air toujours serein, presque étonné. Ses cheveux sont collés à son front par la transpiration et son torse est recouvert de sciure. De son siège, elle sent l'odeur de sa sueur, ce qui ne fait qu'accentuer son trouble. La mémoire de son goût s'imprime sur sa langue quand elle se revoit lécher la ligne entre son nombril et sa pomme d'Adam en passant par ses abdominaux, toujours aussi bien dessinés d'ailleurs.

Depuis combien de temps n'a-t-elle pas touché un homme déjà?

Cet homme en l'occurrence, qui fut le dernier. Avant l'annonce…Et l'abandon.

Lui pardonnera-t-elle… un jour?

- Salut !

Il se pose contre la portière avec désinvolture.

- Ça s'est bien passé?

Clarisse qui n'a pas bougé d'un iota, collée à son siège par la transpiration et l'amertume, ferme les yeux avant de lui rendre un sourire forcé. Il a compris, une décennie de pratique l'a rendu très compétent dans la lecture de ce visage, celui autour duquel son monde a tourné pendant longtemps.

Elle dégaine l'humour pour dédramatiser, une technique éprouvée par une quarantaine d'années d'expérience.

- L'adolescence tsé, c'est Koh Lanta pour eux comme pour nous…

- Hum

- Mais avec les deux petits pas de souci. Pio est toujours aussi fan d'Ava…

Il acquiesce, et jette un œil au bébé endormi sur le siège arrière. Son visage se ferme, impossible de deviner ce qu'il pense derrière son regard de poupée.

- Merci en tout cas de me les avoir laissés, je... j'espère, enfin s'ils sont d'accord, pouvoir les garder plus souvent

Il a la garde exclusive depuis le divorce, elle est donc dépendante de son bon vouloir pour voir ses propres enfants. Son but maintenant qu'elle a réussi à équilibrer sa vie, serait de demander un droit de visite régulier, voire une garde alternée, mais elle ne souhaite pas le brusquer. Et puis… ça lui convient au fond, cette maternité multiple à temps partiel. Ca avait même été un fantasme, avant, quand sa vie se résumait à être maman et épouse à temps plein.

Il penche la tête sur le côté en la fixant, puis lui propose :

- Tu veux rentrer boire quelque chose, et on en discute?

Elle est choquée par sa suggestion. C'est la première fois qu'il l'invite chez lui, chez eux. En plus, il a l'air plutôt ouvert à sa proposition de garde. Clarisse essaye de cacher l'excitation qui monte en elle, et qui l'a menée bien des fois vers de faux espoirs.

- Le petit dort…

- Ma foi, il fera sans doute meilleur dans la maison que dans cette boite de conserve

Elle rit.

- Ne te moque pas de mon carrosse…

"c'est tout ce qu'il me reste de nous" ajoute-t-elle dans sa tête.

Il ouvre sa portière et lui fait signe de le rejoindre. Elle récupère un Pio toujours endormi dans son siège, impressionnant de flegme cet enfant, et l'amène avec elle sur la terrasse que Paul a aménagée et qui suscite sa curiosité et son enthousiasme. C'est une chose qu'elle a toujours admirée chez lui, sa débrouillardise et son talent pour se lancer dans à peu près tout et n'importe quoi puis, réussir en plus. L'enfant dans son écrin de plastique est posé dans un coin du salon plongé dans le noir pour garder la fraîcheur, à proximité de la baie vitrée entrouverte d'où sa mère peut le veiller. Assise dans un canapé en palettes qu'il a construit, elle sent la nervosité monter en elle, un peu comme si c'était son premier date.

Étrange sensation quand l'intime redevient mystérieux, quand ce qui appartenait au quotidien se transforme en expérience inédite et inconnue. Il arrive avec des bières fraîches, brassées par ses soins, et dont il lui dresse la carte d'identité organoleptique avant la dégustation, tout en faisant le parallèle avec des brassins plus anciens qu'il lui avait déjà faits goûter. Une tentative de complicité retrouvée.

Puis tout à trac, une fois la première bière éclusée.

- Je suis désolé d'être parti comme ça… c'était trop à assumer

Clarisse baisse la tête, les yeux bordés de larmes de gratitude.

Elle renifle, puis prononce clairement :

- Je suis désolée… pour tout...

Quand ils trinquent à ce deuxième verre, elle sait que le lien est réparé. Pas indemne, fragile et sans doute encore blessé.

Mais réparé.


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